Syu avait décidé de profiter de son temps libre pour poursuivre sa quête de réponses à la bibliothèque. Le monde physique était plutôt simple à comprendre étant donné que tout se devait d'être vérifiable par le biais de nos sens, mais qu'en était-il de la métaphysique, c'est-à-dire de tout ce qui n'avait pas de corps, qui était littéralement au-dessus du monde physique ? Malgré son scepticisme, il pensait que cet univers inaccessible par nos sens existait. Après tout, si les désirs, les sentiments, la raison, la conscience et l'inconscience n'ont guère de trace physique, c'est certainement qu'ils doivent se trouver ailleurs sans quoi ils n'existeraient point ! Or tout ayant une raison, ce qui n'a pas de corps doit lui aussi venir de quelque part, de quelque action... « Pourquoi pas de quelque volonté ? » Esquissant un sourire malicieux, il ne sut retenir un rire sarcastique à cette pensée. Parce que tout vivant avait des parents, parce que tout ce qui est à nos yeux a été conçu, la vie et l'esprit auraient été façonnés par une entité supérieure ? Qui ? Dieu ? Ce n'était qu'un raccourcis. Si selon Aristote la toute première cause, le début de l'univers, le commencement de l'histoire, cette poussée transcendantale qui aurait permis la vie se devait d'être sa propre cause, nul part dans ses écrits le Seigneur des occidentaux n'est mentionné. Cette idée était inconcevable pour le nippon, car il se devait d'être celui qui transcenderait le monde entier. Personne, ni même Dieu, n'avait droit de se prétendre hors d'atteinte, et si jamais son existence venait à être vérifiée, alors il le remplacerait.
Syu aimait s'interroger sur ce qui constituait la métaphysique. À ses yeux, nos corps n'étaient que les outils de nos esprits et notre âme était notre identité. On gardait enfermé en elle nos désirs, nos émotions, nos sentiments, notre raison, notre conscience, notre inconscience, notre faculté de réflexion, etc. Notre volonté et notre comportement eux-mêmes en étaient issus. D'aucuns pouvaient s'attaquer à un corps, le blesser, et torturer sa proie, tous savaient que ceux qui pouvaient atteindre votre esprit étaient capables de faire ce qu'ils voulaient de leur proie. Dans la mesure où elle n'est pas physique, n'est-elle pas à l'épreuve des balles ? Dans la mesure où elle identifie l'être et lui donne un souffle de vie, n'est-elle pas une cible de choix ? Ses recherches lui avaient donné avec le temps nombre de connaissances tant en psychologie qu'en philosophie, le formant à l'analyse des comportements et de la sémantique perçue par chacun. C'était en s'interrogeant sur le sens des mots que les autres employaient et sur leur manière de les prononcer ou simplement de tourner leur phrase qu'il apprenait à les connaître et décelait tous les éléments susceptibles de lui servir d'arme. Car quoique cette technique était des plus perfides, le langage était une des rares choses capables de nous donner accès à l'âme de quelqu'un. Une blessure peut laisser une cicatrice, mais les mots, eux, restent en nous. La parole est un son, un son qui résonne en nous, qui heurte notre âme et éclate avec fracas contre chacune de ses parois, un son qui devient un écho, et qui se répète en nous perpétuellement. Le plus tendre des « je t'aime » peut donner la force au plus faible de s'affranchir de son maître, de même que le plus froid des « je te hais » peut faire sombrer le plus fort des hommes dans le plus atroce des chaos...
Arrivé à la bibliothèque, le jeune démon alla par instinct feuilleter les recueils des psychanalystes les plus connus. Freud, Jung, Lacan... Tous, par leurs recherches et leurs points de vue différents, lui fournissaient de nouveaux angles d'approche. Mais à peine posa-t-il son doigt contre le dos d'un de ces livres son attention fut-elle attirée par un bruit qu'il ne connaissait que trop, celui d'un objet que l'on posait avec délicatesse et fermeté sur du bois. C'était une partie d'échec que jouaient deux lycéens. Au regard du joueur derrière les blancs, elle allait bientôt s'achever. Relâchant le livre, il regarda avec attention la fin de la partie puis, après que les joueurs se soient levés, s'approcha de l'échiquier voir la position des pièces. Fin du mat du couloir. Les noirs n'avaient pas pensés à donner d'ouverture à leur roi suite au roque. De vrais débutants. Reprenant le coup fatal des blancs, il joua ce qu'aurait dû être le dernier coup des noirs : avancer un pion du roi. La tour des blanc perdait alors son utilité, et leurs plans étaient suffisamment retardés pour que les noirs puissent recouvrer une chance malgré leur désavantage. Poursuivant seul la partie en enchaînant les sacrifices avec le peu de pièces qu'il lui restait, il parvint à négocier un pat quelques coups plus tard. Le joueur s'était laissé surprendre, il avait perdu son sang froid et avait enchaîné les erreurs inutiles. C'est ainsi que réagissent la plupart des débutants lorsqu'ils perdent leur dame. Secouant la tête, il esquissa un sourire condescendant. Une bonne partie, voilà qui lui ferait le plus grand bien.